Préface à l’édition de 1997
Le Dictionnaire suisse romand (DSR) que nous sommes heureux de pouvoir présenter aujourd’hui au public est, pour la Suisse, le premier résultat concret d’un important projet de coopération internationale entre pays francophones. Lancée par Bernard Quemada à la fin des années quatre-vingt, l’idée de s’attaquer à la description de la totalité des usages du français en France et hors de France sous forme d’un Trésor des Vocabulaires Francophones a réussi à mobiliser des partenaires dans toute la francophonie. Grâce au soutien de la Confédération, le partenariat suisse a pu être mis en place au Centre de dialectologie et d’étude du français régional de l’Université de Neuchâtel, avec mandat d’observer et de décrire les usages lexicaux des Suisses romands en cette fin du XXe siècle.
Si la définition d’une telle entreprise ne pose pas de problèmes, il n’en va pas de même pour sa réalisation. On rencontre une première difficulté lorsqu’on essaie de cerner l’objet « particularités lexicales du français contemporain en Suisse romande ». Voilà un ensemble hétérogène de mots et d’expressions considérés pendant longtemps tout simplement comme « fautes de français ». Des fautes dues pour la plupart, croit-on volontiers, à l’influence du langage de nos voisins alémaniques. En tout cas des éléments laissés pour compte dans les dictionnaires français, et cela jusqu’à une date très récente. Et bien que la notion de « français régional » ou « provincial » soit ancienne, une doctrine élaborée de son statut théorique est encore en pleine discussion.
L’observateur sur le terrain n’est cependant pas mieux loti que le théoricien. Des stratégies complexes ont dû être imaginées pour capter un vocabulaire non légitimé par la norme, dont l’accès est souvent verrouillé par l’autocensure. Les deux méthodes principales pratiquées sont également onéreuses : soit on parcourt entièrement des corpus, à savoir des ensembles de textes écrits (comprenant également des transcriptions de productions orales) susceptibles de contenir des régionalismes, soit on enquête auprès de particuliers à partir d’une liste déjà constituée de régionalismes pour savoir si le locuteur les connaît. Il va de soi qu’en aucun cas on ne peut poser la question : « Comment dites-vous ceci ou cela en français régional ? », genre de question tout à fait justifiée dans une enquête sur le patois. C’est donc un langage qu’il faut littéralement « débusquer » (G. Redard) dans une population en partie soucieuse de ne pas se singulariser linguistiquement par rapport aux Français. Ces voisins qui savent si bien vexer les Romands quand ils les corrigent pour leur apprendre le « bon français ».
Une fois récolté un ensemble d’expressions, un autre défi attend le linguiste : le problème de leur description lexicographique. Il faut d’abord être à la hauteur des exigences de la lexicographie moderne et notamment française – assurément une des meilleures du monde. Ensuite, il faut être à la hauteur de la prestigieuse tradition en matière de lexicographie dialectologique qui distingue la Suisse romande depuis le premier quart du siècle. Avant d’en rappeler les étapes, il est utile, à l’adresse non seulement des Suisses romands, mais aussi des Français, des autres francophones et surtout des gens venus d’univers linguistiques différents, d’essayer de répondre en quelques mots à la question suivante :
Qu’est-ce que le « français de Suisse romande » ?
Il faut le préciser d’emblée : en Suisse romande on parle et on écrit le français. Une variété issue du domaine d’oïl qui s’est implantée chez nous plus tôt que dans le Midi de la France : dès le XIIIe siècle elle s’est substituée progressivement au latin comme langue écrite, et à partir du XVIIe siècle au plus tard, aux dialectes parlés, francoprovençaux pour la plupart. À aucun moment de l’histoire, ceux-ci n’ont fait l’objet de tentatives d’officialisation écrite. Le contraire eût été surprenant : la Suisse romande se perçoit comme entité culturelle depuis moins de deux siècles. Auparavant, tout était affaire de communautés locales ou régionales. C’est dire que l’intégration de la Suisse romande au domaine de la norme du français s’est faite spontanément, avec moins de contraintes que dans certaines provinces de France.
Un passé qui explique pourquoi les dénominations de « français romand » ou, pire encore, de « langue romande » n’ont aucun sens. Comme en Belgique, au Canada et dans les provinces de France, il n’y a que des particularités, soit de prononciation, soit de construction, mais surtout de lexique et de phraséologie.
Ces écarts se répartissent traditionnellement en quatre catégories : archaïsmes, innovations, emprunts aux patois et emprunts aux langues voisines.
De nombreuses expressions qui ont vieilli en France sont restées vivantes chez nous, comme par exemple heurter pour frapper. Leur grand nombre prouve l’attachement des Romands au « bon français » qu’ils ont souvent de la peine à accepter de renouveler. Une attitude en quelque sorte corroborée à l’autre extrême par le pourcentage relativement modeste des innovations (par ex. gentiment pour lentement) que l’on ne s’autorise qu’avec parcimonie. Il y a naturellement aussi une proportion importante du lexique régional qui est dû à la transposition, en français, de termes dialectaux. Le cas de chotte pour abri est exemplaire : seul le patois peut justifier que ce mot, qui provient d’un déverbal du latin SUBSTARE, ait comme consonne initiale ch- au lieu de s-. Quant aux fameux germanismes, il y en a qui ne cachent pas leur origine comme poutzer ou stamm, à côté des emprunts moins visibles comme chablon ou tabelle.
Mais dans chacune de ces catégories, on trouve deux types de particularités : celles dont l’emploi est contraignant, soit parce qu’ils désignent une réalité inexistante en France comme les bisses en Valais, soit parce qu’ils font partie d’une terminologie officielle comme le syndic, et celles qui peuvent, à certains niveaux de langue, être employées à la place d’expressions équivalentes du français standard, mais sans que cela soit obligatoire (s’encoubler pour trébucher).
Certains esprits obnubilés par l’idée que les langues ne se conçoivent que comme systèmes normalisés ont beaucoup de peine à comprendre le caractère purement facultatif de nombreuses variantes régionales. Que de fois n’avons-nous pas dû éclairer des étudiants venus de l’étranger qui, ayant très justement appris dans leurs universités que le français n’était pas uniforme, étaient persuadés que tous les Romands parlaient et écrivaient « le français régional », à savoir une variété normalisée et homogène de français romand !
Étapes de la description des particularités lexicales helvétiques
Historiquement, la première approche fut celle de la pédagogie : enseigner le bon français aux Romands, en leur signalant les écarts à éviter. Elle s’exprime à travers une série de dictionnaires correctifs qui domine, après un essai tout à fait isolé à la fin du XVIIe siècle, tout le XIXe siècle. Ces publications, qui ont généralement la forme et le nom de « glossaires », attestent l’empressement des Romands à maîtriser le bon français, dans un souci permanent d’être reconnus comme membres à part entière de la communauté de langue française. Mais, à l’inverse, ce sont des documents irremplaçables pour la lexicologie historique, car ils révèlent l’usage réel qu’ils entendent corriger. Tous ces glossairistes n’étaient d’ailleurs pas uniquement des puristes, et certains comme le Genevois Jean Humbert avaient même une culture philologique étendue. Il est intéressant de noter que ces recueils ont été préparés, à une exception près, dans des cantons protestants (Genève depuis 1691 ; Vaud depuis 1808 ; Neuchâtel depuis 1825 ; Jura sud depuis 1828). Fribourg est le seul canton catholique à en avoir un (1864/68) : à notre connaissance, il n’y en a jamais eu ni en Valais ni dans le Jura nord.
Dans la même catégorie normative, il convient de ranger également presque tous les chroniqueurs de langue du XXe siècle. Eux aussi intéressent le lexicographe parce que c’est souvent dans leurs billets que l’on trouve la première attestation d’un emploi condamné.
C’est par l’approche descriptive que commence la phase scientifique de l’étude du français régional, avec la publication, dans le Supplément au Dictionnaire de la langue française de Littré en 1877, d’une série d’helvétismes qui lui ont été signalés par des correspondants en Suisse romande. Mais – est-ce une surprise ? –; l’exemple est resté sans suite pendant un siècle.
Le premier dictionnaire différentiel scientifique de la francophonie
Il y a deux manières principales d’inventorier les particularités lexicales d’une zone géographique déterminée. Rien n’empêche d’en décrire la totalité comportant, en plus des divergences, tout le lexique français en usage. C’est ce qu’ont fait les Québécois dans deux dictionnaires publiés récemment. Mais la forme habituelle du traitement des particularités est ce qu’on appelle la lexicographie différentielle. Elle ne tient compte que des divergences d’avec un corpus de référence (aussi appelé « corpus d’exclusion »), constitué généralement par un ou plusieurs dictionnaires de la langue standard.
On peut situer vers 1900 le début de la recherche lexicographique différentielle sur le français parlé et écrit en Suisse romande. C’est à cette époque que l’instituteur William Pierrehumbert (1882-1940) commence une récolte systématique de données sur le langage de son pays, le canton de Neuchâtel, complétée par l’exploitation des sources imprimées sur le vocabulaire du reste de la Suisse romande – dans la mesure où il s’agit de mots qui existent aussi dans Neuchâtel. Le projet, qui bénéficia tout au long de son élaboration des précieux conseils de Jules Jeanjaquet, à l’époque l’un des trois rédacteurs du Glossaire des patois de la Suisse romande, sera brillamment mené à terme par la publication, entre 1921 et 1926, de son Dictionnaire historique du parler neuchâtelois et suisse romand. Ce monument sans précédent aurait dû devenir la référence en matière de lexicographie différentielle du français. Songeons, par exemple, qu’un millier de titres figurent dans la liste bibliographique des sources utilisées et que les citations de textes remontent parfois jusqu’au XIVe siècle. Mais l’ouvrage fut à peine remarqué dans les milieux spécialisés, peut-être victime de son titre ambigu qui permet d’interpréter parler au sens de « patois ».
De Pierrehumbert au DSR
Cette période est d’abord marquée par la publication du premier fascicule (a-abord) du Glossaire des patois de la Suisse romande en 1924. Après le Schweizerisches Idiotikon / Wörterbuch der schweizer-deutschen Sprache, dont le début de la publication remonte à 1881, c’est le deuxième des quatre « Vocabulaires nationaux » suisses qui voit le jour. Il accorde une place non négligeable aux provincialismes romands, systématiquement répertoriés d’après toutes les sources disponibles. Ce dictionnaire comporte aujourd’hui les volumes A-E (avec F-G en cours de publication).
Il faut ensuite rappeler la constitution, à partir de 1973, du fichier de français régional du Centre de dialectologie de l’Université de Neuchâtel, créé sous l’impulsion d’Ernest Schüle, à l’époque directeur du Centre. Il a été alimenté par plusieurs sources : littérature romande de la fin du XIXe siècle à 1970, ouvrages didactiques, textes juridiques et administratifs, extraits de la presse romande, enquêtes de vitalité, notations spontanées, exploitation de sources métalinguistiques, etc. C’est grâce à cette base que le Centre a pu fonctionner comme correspondant romand de divers dictionnaires français qui ont décidé d’inclure des helvétismes (Trésor de la langue française, Larousse, Robert). Leur présence dans chacun des dictionnaires est répercutée, le cas échéant, dans la rubrique bibliographique qui figure à la fin des entrées du DSR. Signalons enfin la parution, au cours des vingt dernières années, de plusieurs recueils de romandismes, dont la fiabilité n’est pas toujours garantie.
Le Dictionnaire suisse romand
À Neuchâtel, les travaux dans le cadre du projet du Trésor des Vocabulaires Francophones ont pu commencer au début de l’année 1992. Le programme initial prévoyait comme première opération la création d’une banque de textes et d’une banque de mots. Les deux entreprises ont été mises en chantier avec l’idée de les achever d’abord, pour ensuite les exploiter en vue de la rédaction d’un nouveau dictionnaire suisse romand. Vers la fin de l’année cependant, l’urgence d’un tel répertoire reflétant l’usage contemporain s’est imposée comme prioritaire par rapport aux deux autres volets du programme : banque de texte et banque de mots continueraient donc à croître, mais sans que leur état incomplet doive retarder l’élaboration d’un dictionnaire.
À la recherche d’un lexicographe expérimenté – une qualification plus que rare –; qui puisse prendre en main la rédaction d’un tel dictionnaire, nous avons eu la chance de pouvoir engager un romaniste québécois formé à l’Université Laval à Québec, André Thibault, résidant alors à Bâle depuis cinq ans comme collaborateur du Französisches Etymologisches Wörterbuch. Ce choix s’est révélé excellent pour plusieurs raisons. Au plan philologique, une expérience acquise au FEW représente en effet une préparation de premier ordre non seulement pour l’histoire du lexique français, mais aussi pour la connaissance des parlers et dialectes galloromans. D’autre part, sa qualité de francophone de l’extérieur a permis à André Thibault de repérer de nombreux régionalismes « inconscients », c’est-à-dire des expressions que les Romands utilisent en étant persuadés qu’il s’agit de français standard. Ses observations ont beaucoup contribué à l’enrichissement du fichier du Centre de dialectologie et ont permis d’élargir, dans une proportion non négligeable, la nomenclature initialement prévue.
Des souhaits
La justification d’un tel ouvrage ne va peut-être pas de soi : la Suisse romande a très bien pu s’en passer jusqu’à présent pour ce qui est de son regard sur sa propre culture et son identité. Le chef-d’œuvre de Pierrehumbert n’a eu aucune influence sur la culture linguistique de l’élite intellectuelle romande férue de langage. Certains pourraient répondre que la Suisse romande ne s’en porte pas plus mal. Au contraire, un tel recensement recèle même des dangers : que cet usage non codifié par la norme du français soit interprété à son tour comme une norme contraignante. C’est le péril qui menace tout discours lexicographique. Ceci parce que les dictionnaires d’une langue standard sont à la fois descriptifs (ils enregistrent un usage) et normatifs (cet usage est continuellement versé au patrimoine de la norme à suivre). Il est beaucoup plus difficile d’admettre que le DSR n’est que descriptif : il enregistre ce qui se dit ou s’écrit, et, à l’exception des termes officiels, ne prescrit pas ce qui doit se dire ou s’écrire.
Mais contrairement aux dictionnaires de langue générale, il ajoute beaucoup d’autres informations : pour autant que la documentation le permet, il situe chacun des emplois cités sur l’axe chronologique et prend comme cadre de référence de l’usage romand non seulement la France voisine, mais la totalité de l’espace francophone. Il est vrai qu’il dispose de moyens que Pierrehumbert n’avait pas : des banques de textes (Frantext, Suistext, Québétext, CD-Rom de l’Encyclopædia Universalis) et maintenant Internet. Peut-être que cette mise en évidence de la complexité de la galaxie francophone est aussi de nature à créer enfin une véritable culture linguistique, qui ne se limite pas à l’usage pratique et à la connaissance de la norme mais qui prenne aussi en compte ce que l’on sait sur la langue. Un savoir qui, même sous une forme vulgarisée, ne fait paradoxalement pas partie de la culture générale des francophones, alors que la langue française n’est pas loin d’être la mieux étudiée du monde : où ailleurs trouve-t-on des monuments comparables aux 23 volumes de l’Histoire de la langue française de F. Brunot et aux 25 volumes du Dictionnaire étymologique français (FEW) de W. von Wartburg ?
Il va sans dire que nous ne pouvons prétendre à l’exhaustivité. Mais que les lecteurs déçus de ne pas trouver certains mots qu’ils connaissent bien soient rassurés. Nous espérons pouvoir disposer des moyens nécessaires pour ne pas en rester là et enrichir, dans les années à venir, cette première moisson.
Automne 1997
Pierre KNECHT